Extrait :
Mieux encore, la plupart du temps − lorsque nous avons la chance de naître
dans une famille aimante et saine d’esprit −, nous n’avons même pas besoin de
hurler. Des personnes s’occupent de l’entretien de nos organes, prennent soin de
notre digestion de l’entrée à la sortie − du mamelon jusqu’à l’onguent de zinc −
sans qu’on ait à lever le petit doigt. Elles nous lavent, nous parfument et nous
habillent sans qu’on ait à bouger; elles nous mouchent et sèchent nos larmes
avec la délicatesse des dentellières; elles nous racontent des histoires, nous
chantent des comptines, veillent sur notre sommeil − souvent dans le même lit
qu’elles − et n’exigent rien en retour. Elles apaisent toutes nos peurs − surtout
celle d’être abandonné − d’un simple mouvement des bras, des lèvres ou de la
voix: «Je t’aime, je t’aime, je t’aime…»
On comprend donc très tôt que ces personnes sont à notre service vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et qu’on n’a qu’à brailler pour
qu’elles accourent. Si on n’apprécie pas la compote de pommes, elles la
remplacent par de la purée de bananes; si on déteste le doudou-mammouth en
laine bouillie, elles apportent le dinosaure en alpaga; si on se heurte le gros orteil
sur la poussette, elles l’embrassent sans aucune obligation de notre part. Pas
étonnant que, le reste de notre vie, on tolère mal un inconfort et qu’on veuille
sans cesse que nos quatre volontés soient faites. Dorloté, chouchouté, bichonné
pendant des années sans avoir à faire d’efforts, on s’attend, à chaque instant, à ce
que le monde entier soit à nos pieds, et on enrage si ce n’est pas le cas. Quand
l’ordinateur gèle: on hurle! Quand le feu de circulation passe à l’orange: on
hurle! Quand la file d’attente est trop longue: on hurle! Au bout du compte, on se
comporte comme si on avait la couche pleine en permanence et on passe sa vie à
hurler. À haute voix ou dans notre tête.
Format : pdf
Taille : 2 Mb
Langue : français
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