Extrait :
Madame était agacée, et cela par la faute de Wladimir.
— Mais enfin, mon ami, allez-vous m’expliquer une fois pour toutes la
raison pour laquelle, périodiquement, vous me faites acheter une bouteille
de champagne que vous placez ensuite dans le réfrigérateur pendant douze
heures alors que ma clientèle n’en réclame jamais ?
— Que Madame veuille bien m’excuser, répondit la voix très douce de
Wladimir, mais « périodiquement » me paraît quelque peu exagéré. Ce
Perrier-Jouet millésimé n’a sa raison d’être dans le réfrigérateur qu’une
fois par an, le 5 octobre exactement… Le 5 octobre, de 12 à 24 heures, pour
qu’il soit bien frappé quand je dois faire sauter le bouchon à 24 h 15 dans la
chambre 14… Je me permets d’attirer l’attention de Madame sur le fait que
la bouteille ne nous est jamais restée pour compte ! Chaque année, dans la
nuit du 5 au 6 octobre, elle est bue après avoir été payée par le client trois
fois le prix qu’elle nous coûte à l’achat : autrement dit, c’est une excellente
opération financière que je souhaiterais voir se renouveler plus souvent
pour le plus grand bien de la maison.
— Et ce cérémonial se passe toujours au N° 14 ?
— Toujours, Madame ! Dans la « chambre aux glycines ».
Glycines qui constituaient la principale ornementation, cent fois répétée,
du papier peint collé sur les murs de la chambre.
Puis il y eut un silence : l’une de ces longues pauses qui revenaient
fréquemment quand on engageait la conversation avec Wladimir, dont les
origines et le tempérament slaves s’accommodaient tantôt d’interminables
périodes oratoires pendant lesquelles le septuagénaire déversait à flots le
lourd trop-plein de son passé d’exilé, tantôt de pénibles minutes de mutisme
absolu durant lesquelles le vieillard restait prostré, comme s’il se perdait
dans la nostalgique contemplation de splendeurs enfuies qu’il ne
retrouverait jamais…
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