Extrait :

Ce matin, j’ai encore trouvé quarante-huit cadavres. Et il faut que je

sourie, que je sois frais et dispos, que je mémorise les plats du jour, les

commandes et les prix. Depuis six mois que je suis serveur à mi-temps dans

ce snack de gare pour payer mes loyers en retard et tenter de sauver mes

ruches, cette double vie n’a fait que multiplier les problèmes par deux.

Le seul ami qui me reste, Olivier, chocolatier-caviste au bout de la galerie

marchande, m’a pistonné en m’inventant un CV prestigieux pour que

j’obtienne la place, et je dois m’efforcer, par égard pour lui, d’être à la

hauteur de ses mensonges. Afin de justifier une maladresse étonnante chez

un ancien de l’hôtel Métropole, il a raconté à la gérante que j’avais eu des

malheurs. De ce côté-là, au moins, je n’ai pas eu à me forcer.

Et voilà comment, dans l’agitation confinée d’une gare de Bruxelles, je

perds mon temps six jours sur sept pour gagner une vie qui ne sert plus à

rien. On se désolidarise assez vite du genre humain, lorsqu’on est serveur.

Tous ces gens qui voyagent en classe ego, les touristes râleurs, les

besogneux à heures fixes, les faiseurs de selfies m’isolent chaque jour

davantage dans une détresse qu’ils n’auraient pas l’idée de soupçonner.

Depuis que le fisc me prélève les impôts de mon ex-femme qui a disparu

sans laisser d’adresse, je creuse mon découvert en essayant d’empêcher mes

abeilles de mourir et, quand ma dernière ruche sera vide, je me suiciderai au

gaz. Si on ne me l’a pas coupé d’ici là.

Format : pdf

Taille : 4 Mb

Langue : français